Concilier numérique responsable et innovation

Martin Ragot

Le 06 octobre prochain, le pôle Images & Réseaux met le numérique responsable au cœur des débats à l’occasion d’une technoférence organisée à Nantes. A cette occasion, nous avons interrogé notre intervenant Martin Ragot, chercheur en sciences cognitives et responsable de projets prospectifs chez b<>com.

Bonjour Martin, peux-tu nous éclairer sur la définition du numérique responsable ?

Plusieurs définitions sont possibles mais on peut dire que le numérique responsable représente un référentiel d’actions et un processus d’amélioration continue poursuivant deux objectifs : la réduction de sa propre empreinte environnementale, sociale, économique, dans le même temps, une création de valeur sur ces 3 mêmes pans. Même si continuer les actions de sensibilisation est indispensable, l’émergence de ce concept a permis de faciliter la prise de conscience d’une certaine matérialité du numérique, ancré dans des réalités éminemment physiques, sociales, culturelles ou encore géopolitiques. Le numérique responsable est d’une certaine manière la déclinaison numérique des grands principes de la Responsabilité Sociétale des Entreprises (RSE). Il permet de comprendre que celui-ci n’est pas sans conséquence et qu’il peut servir des objectifs vertueux.

Où en sont la France et l’Europe sur le sujet ?

Au niveau de la communauté scientifique, la plupart des recherches autour du numérique responsable cherchent à réduire l’empreinte énergétique du secteur et des technologies déployées. Au niveau social, de plus en plus d’études sont par ailleurs mises en place afin de mieux appréhender les impacts du numérique dans nos vies et projeter une vision plus holistique de l’innovation. De nombreux sujets y sont abordés tels que les problématiques d’accessibilité, d’inclusion numérique, de contrôle, d’effets sur les apprentissages ou encore les addictions, le bien-être, les différents modes de vie, etc. Des travaux de prospective sont par ailleurs menés par des grands organismes français, européens et internationaux. Ils présentent des scénarios avec des horizons temporels assez larges de 2030 à 2100 qui s’intéressent notamment à la place du numérique dans le monde de demain d’un point de vue environnemental, économique ou encore sociétal.

Dans les faits, on constate que les organisations et entreprises semblent de plus en plus tenir compte du numérique responsable en mettant en place des bonnes pratiques d’écoconception, des formations pour accompagner et sensibiliser leurs collaborateurs, etc. Les régions ou villes s’intéressent également à la question du numérique responsable comme en atteste la charte signée récemment par Rennes Métropole. Au niveau de l’Europe, les lignes bougent également progressivement avec la mise en place du Pacte vert pour l’Europe (European Green Deal) afin de façonner un monde dans lequel les technologies numériques servent à bâtir une société plus saine et plus verte.

Tous ces éléments témoignent d’un intérêt grandissant concernant l’impact du numérique. La réduction de l’empreinte du numérique sur l’environnement, la société ou l’économie apparaît comme une question primordiale à tous les niveaux : scientifiques, organisationnel ou encore gouvernemental.

Comment le sujet est-il abordé dans tes travaux ?

Je pense qu’il convient plus que jamais de renverser le paradigme, en replaçant les enjeux environnementaux et sociétaux à l’origine et au cœur de nos projets de recherche. La technologie n’a de sens que si elle nous permet de répondre aux grands enjeux sociétaux de demain et l’innovation responsable permet de se questionner collectivement sur nos besoins et usages futurs.

Je pilote actuellement le projet <echos> qui vise à étudier, de façon prospective et multidisciplinaire, les moyens de façonner un Numérique Responsable à l’horizon 2040. Ce projet implique en son sein des spécialistes de la technologie, des designers, et des chercheurs en Sciences Humaines et Sociales. Des compétences en sciences cognitives, psychologie, sociologie, philosophie, économie comportementale, management ou encore en droit sont ainsi partagées afin de construire ensemble des futurs numériques responsables. Plusieurs membres investisseurs de b<>com y contribuent*. Nous sommes également accompagnés par le collectif de Design Fiction Imprudence.

Quel est l’apport de la prospective sur le numérique responsable ?

Notre projet ne vise pas, à court terme, le développement de nouvelles technologies, mais la cartographie des futurs possibles, associés au numérique. Plusieurs objectifs sont poursuivis.

Tout d’abord, comprendre en définissant les concepts associés au numérique responsable et étudier les représentations sociales associées. Comment est-il perçu ? Que représente la notion de sobriété numérique et quels sont les freins associés ? Comment faciliter l’adoption de comportements en sa faveur ? Nous tentons de répondre à ces questions à travers des études expérimentales et des enquêtes à grande échelle.

Ensuite, construire et évaluer, à travers l’élaboration de nouveaux outils et méthodologies permettant de faciliter l’engagement des collaborateurs et utilisateurs finaux autour d’un numérique plus responsable. Cela passe aussi par une posture réflexive : comment intégrer à b<>com ces grands enjeux de demain ? Comment pouvons-nous aider la recherche à penser différemment et à anticiper ses impacts ? Nos designers sont en train de créer des outils d’idéation afin de faciliter l’intégration des enjeux de développement durable dès le montage de nos projets. Des outils d’évaluation également, afin d’analyser les impacts que peut avoir le numérique en entreprise et mieux évaluer nos travaux de recherche.

Enfin, projeter, en imaginant, concevant et représentant concrètement ces futurs numériques responsables, à l’horizon 2040. La littérature ou la cinématographie science fictionnelle donnent généralement à voir des imaginaires extrêmes avec d’un côté la démesure technologique, et, de l’autre une forme d’apocalypse environnementale. Au sein du projet, nous essayons de montrer que d’autres imaginaires sont possibles, des imaginaires réalistes et probables, intégrant certaines contraintes fortes, bien-sûr, liées aux enjeux à venir mais aussi et surtout souhaitables, pour lesquelles b<>com et ses partenaires peuvent jouer un rôle essentiel.

Nous ne pouvons pas prédire un seul futur, mais il est possible de cartographier un ensemble de futurs probables. Pour ce faire, des chercheurs b<>com issus de plusieurs expertises travaillent en partenariat avec le collectif Imprudence. Quatre principaux scénarios ont émergés, représentés en une douzaine d’artefacts. Ces artefacts peuvent être de nouveaux usages, produits, services ou pratiques numériques qui pourraient advenir en 2040. Cela nous permet d’incarner et de rendre tangibles ces scénarios afin d’impliquer, dès maintenant, les parties prenantes et futurs utilisateurs finaux. L’idée est de co-construire, le plus en amont possible, des potentialités technologiques à venir, en adéquation avec les enjeux environnementaux et sociétaux de demain.

 

*Orange, l’Université Rennes 1, Rennes School of Business, l’IMT Atlantique.